Lecture #8B

[lundi 13 septembre 2004]

ELLE A RAISON Mme Burlaud : avec le temps, beaucoup de choses changent. Parfois, je me dis qu’elle aurait dû faire proverbe chinois comme métier. Elle disait ça à propos de Maman qui a trouvé un nouveau travail grâce à la formation. Quand elle me l’a annoncé, elle avait l’air heureuse et ça faisait un bout de temps que c’était pas arrivé. Elle est dame de cantine pour la municipalité. Elle sert les enfants de l’école primaire Jean-Moulin. Y a même son prénom marqué en rose sur sa blouse : Yasmina.

    Seulement y a un petit truc qui l’ embête : à la cantine, surtout le mardi, elle sert du porc et elle croit qu’elle va aller en enfer à cause de ça. Une fois, elle m’a fait une confidence. Elle m’a dit que le « haâlouf », ça avait l’air bon quand même... Ça m’a bien fait marrer. Mais elle a culpabilisé à mort d’avoir osé penser ça et de me l’avoir avoué.

    Je sais pas ce qu’ils lui ont fait à la formation mais elle est plus la même . Elle est plus heureuse, plus épanouie. C’est ce qu’ils disaient dans Paris-Match à propos de Céline Dion juste après la naissance de son bébé René-Charles. Et puis elle commence à se débrouiller un petit peu en lecture. Elle lit les syllabes à peu près correctement. Du coup, elle s’arrête dans la rue pour déchiffrer les panneaux publicitaires ou les enseignes des magasins. La dernière fois, elle a même acheté le journal. Bon, OK, c’était Charlie Hebdo parce qu’il y avait plein de dessins mais c’est déjà ça... Même l’assistante sociale Cyborg lui a fait remarquer qu’elle progressait.

    Je pense à elle parce qu’elle est venue l’autre jour à la maison, un peu à l’improviste. Elle a posé plein de questions sur le travail de Maman, puis s’est mise à parler de mon orientation et de mon avenir dans la coiffure. Elle a cru quoi l’autre ? Que tripoter les cheveux des gens c’était ma grande passion ? Quelle **** (c’est de l’ autocensure) ! Elle a pas surligné au Stabilo les bonnes phrases dans notre dossier à douze chiffres. Elle a pas encore compris que de toute façon c’était ça ou rien. Cette bouffonne, à un moment, elle s’est trouvée intelligente, elle m’a regardée et m’a dit :
    – Mais c’est trop facile de ne pas choisir et de laisser les autres décider à ta place, Doria...
    Alors, là, je l’ai jouée hollywoodienne. Je l’ai fixée bien droit dans les yeux et je lui ai fait avec de l’émotion dans la voix et la larmichette au coin de l’œil :
    – Vous en êtes sûre ?

    Comment je te l’ai déstabilisée l’assistante électronique là ! Après, elle avait plus rien à dire alors elle a commencé à débattre de la guerre en Irak avec Maman.
    – C’est toujours les femmes et les enfants qui souffrent de toute façon, en plus la guerre, c’est horrible ! Hmm... Bon. Au fait, vous avez pu payer le loyer dans les temps ce mois-ci à ce qu’on m’a dit ?...

    Pendant ce temps-là, royale, je suis allée dans la cuisine, pour nettoyer la gazinière avant que Cyborg fasse son inspection parce que c’était carrément dégueulasse.

    Je devrais peut-être faire ça au fond. Jouer la comédie. Faire du cinéma, c’est la classe quand même. Je connaîtrais la gloire, l’argent, les récompenses... Je me vois déjà au festival de Cannes, prendre la pose et sourire au troupeau de photographes en train de me flasher, habillée comme Sissi dans Sissi impératrice. D’un geste nonchalant, je saluerais la foule venue m’acclamer. Non, parce que tous ces gens, c’est pour moi qu’ils seraient là et pas pour Nicole Kidman, Julia Roberts... Non, juste pour moi. Et Maman, tout émue, interviewée par des chaînes de télé : « Ça fait lantemps je rêve ma fille monter dans les escaliers de Cannes, alors c’est fourmidable, merci boucoup... » Pas les escaliers, Maman, les marches... Alors pendant que je les monterais, je souhaiterais secrètement que la cérémonie soit retransmise sur la télévision marocaine et que mon barbu de père tombe dessus par hasard. Il s’en mordrait les doigts d’être parti parce que maintenant sa fille, c’est une star. Pas une paysanne. Pendant la cérémonie de remise des prix dans la grande salle du palais je verrais au premier rang ma mère, Hamoudi, Lila enceinte, Sarah et Mme Burlaud. Robert De Niro m’appellerait pour me remettre le prix d’interprétation féminine. Ce coquin en profiterait} pour me faire la bise et glisser son numéro de portable discrètement dans mon décolleté. Le public debout. Moi, face à tous ces gens. Ovation ! Prévoyante, j’aurais écrit un discours génial. Et histoire d’être plus à l’aise, plus naturelle, plus moi, quoi, j’aurais appris le texte par cœur :
    – ... Et enfin, je remercie la Caisse d’allocations familiales de Seine-Saint-Denis d’avoir pris en charge le voyage pour venir à Cannes... Merci, ô public aimé !
    Bon c’est pas tout mais je me rends compte qu’ au lieu de rêver, je ferais mieux de frotter plus énergiquement cette putain de gazinière parce qu’elle est vraiment crade quand même. Ils font chier avec leurs visites à l’improviste.

    Notre chère assistante Cyborg, après avoir fait gentiment sa petite inspection, a quitté l’appartement.

    Nous on croyait que c’était fini. Coupé. Fin de journée. Tout le monde quitte le plateau. Mais non. Un quart d’heure après, elle est revenue essoufflée, parce qu’elle s’était tapé tous les étages à pied – l’ascenseur est encore en panne –, et complètement en panique. Elle nous a expliqué qu’on venait de lui chourave son Opel Vectra qu’elle avait garée juste en bas de l’ immeuble. Elle était remontée chez nous pour appeler un taxi. Maman lui a répondu étonnée : « Mais, madame, on nous a coupé le téléphone depuis deux ou trois mois déjà... » L’autre assistante de mes fesses j’ai cru qu’elle avait vu le diable : « C’était pas marqué dans le dossier ça... »