Lecture #9A

[mercredi 22 septembre 2004]

LE JOUR de la rentrée, c’est un des pires de l’année avec Noël. J’en ai eu la diarrhée trois jours avant. L’idée d’aller dans une nouvelle école que tu connais pas avec plein de gens que tu connais pas et, pire, qui te connaissent pas non plus, eh ben moi, ça me donne la chiasse. Pardon, la colique. Ça fait moins dégueulasse.

    Lycée Louis-Blanc. Qui c’est celui-là déjà ? Louis Blanc ? J’ai regardé dans le dictionnaire des noms propres. Avec un nom pareil, il est sûrement dans le dictionnaire des noms propres.
    « Louis BLANC (1811-1882). Journaliste et socialiste réformiste. »
    En France, trois mots en « iste », ça suffit pour qu’on donne ton nom à un lycée, une rue, une bibliothèque ou une station de métro. Je me suis dit que c’était peut-être bien de me renseigner un peu, on sait jamais des fois qu’un galérien vienne me demander : « Hé ! Toi là ! C’est qui Louis Blanc ? » Là, cet enfoiré, je le regarderais droit dans les yeux et je lui dirais à cette racaille de bac à sable qui croit m’impressionner : « Journaliste, socialiste, réformiste... » Et avec l’accent américain en plus, comme dans les films en VO qu’on allait voir en classe d’anglais. Ça te la coupe, hein ? Même si t’es pas circoncis, espèce de bouffon.

    Le matin de la rentrée, Maman a été trop mignonne. Elle voulait que sa fille soit la plus belle à l’occasion de « L’ écoule neuf, la jdida... Hamdoullah ». Enfin, pour le nouveau bahut quoi. Elle a repassé mes habits les moins moches, en particulier mon jean contrefaçon Levis (très bonne imitation) qu’elle m’a dégoté au marché de La Courneuve. Elle a coiffé mes longs cheveux noirs. Elle les avait pareils plus jeune. Après, en vieillissant, elle en a perdu et ils étaient plus tout noirs. Elle m’a fait une queue-de-cheval après me les avoir brossés avec de l’huile d’olive. À l’ancienne, l’huile d’olive. Comme au bled. Moi, j’aime pas trop mais je lui ai rien dit parce que ça lui faisait trop plaisir de me faire jolie. Ça me rappelait les matins de photo de classe à l’école primaire, elle me faisait pareil. Sur les photos, j’avais les cheveux soyeux et brillants comme dans la pub Schwarzkopf : « La qualité professionnelle pour vos cheveux ». Mais en vrai, ils étaient gras et sentaient la friture à cause du Zit Zitoun. Quand l’institutrice me caressait la tête parce que j’avais donné une bonne réponse, elle s’essuyait la main sur son jean. Le jour de la photo de classe, toutes les institutrices portent des jeans.

    M’en fous. Du moment que j’étais jolie dans les yeux de Maman. Quand les gens disent que je lui ressemble, je suis fière. J’ai presque rien pris de mon père. Sauf mes yeux, qui sont verts comme les siens. Dans ceux de mon père, il y avait toujours de la nostalgie. Alors quand je me regarde dans la glace, je le vois lui et sa nostalgie. Tout le temps. Mme Burlaud m’a dit que je serais complètement guérie le jour où je me verrais moi dans la glace. Juste moi.

    Pour qu’on voie mieux mes yeux, Maman me les a entourés de khôl. Elle m’a embrassée sur le front et a fermé la porte derrière moi en souhaitant que Dieu m’accompagne. J’espère qu’il est en bagnole parce que les transports en commun, ça me stresse. Je suis allée à pied à la mairie pour prendre le bus jusqu’à Louis-Blanc. Et là, dans le bus, qui je vois avachi sur les sièges à quatre, walkman à fond dans les oreilles ? Nabil le nul. Comme par hasard.
    Son regard croise le mien et, comme dans les films, il me fait l’expression du mec plein de culpabilité. Il hoche à peine la tête et me sort un minuscule : « Ça... a ? » Flemmard en plus le Nabil. Trop chiante à prononcer la lettre v ? Comme réponse, j’ai cligné des yeux et serré fort les lèvres pour qu’il comprenne : « Je t’emmerde, Nabil gros nul, microbe boutonneux, homosexuel et confiant. » J’espère qu’il a su traduire.
    Ensuite, je suis allée m’asseoir à côté d’un vieil Africain qui tenait un chapelet de bois dans sa main. Il faisait tourner les boules lentement entre ses doigts. Ça m’a rappelé mon père dans ses rares moments de piété, même s’il n’avait rien d’un bon musulman. On va pas prier après avoir descendu un pack de 1664. Ça ne sert à rien.

    Bref, Nabil est descendu trois stations avant moi. Il m’a pas dit au revoir, ni salut, ni beslama. Rien, walou. Ça a déjà dû lui coûter de me dire : « Ça... a ? » Même pas un vrai « ça va ». Alors « au revoir », c’était trop demander. J’ avoue que ça m’a foutu quand même un peu la haine. Mais le pire m’attendait.