Lecture #10A

[lundi 11 octobre 2004]

MME BURLAUD m’a dit que la thérapie était terminée. Je lui ai demandé si elle était sûre. Elle a rigolé. Ça veut dire que je vais bien. Ou alors qu’elle en a marre de mes histoires. Elle doit péter un câble avec tous les trucs que je lui raconte. Je suis contente que ça s’arrête parce que y avait quand même des petits trucs qui me dérangent chez elle. Déjà son nom... Burlaud, non mais sérieux, ça rime à rien comme nom, et puis ça sonne moche. Après y a son parfum qui pue le Parapoux et ses tests chelous censés être révélateurs... Et puis, elle est vieille. Elle vient d’un autre temps. Je le vois bien quand je lui parle, je suis obligée de faire attention à tout ce que je dis. Je peux pas placer un seul mot de verlan ou un truc un peu familier pour lui faire comprendre au mieux ce que je ressens... Quand ça m’échappe et que je dis « vénère » ou « chelou », elle comprend autre chose ou bien elle fait sa tête de perf. Faire sa tête de perf, ça veut dire faire une tête d’idiot, parce que les classes de perf (perfectionnement), à l’école primaire, c’étaient les classes des enfants les plus en retard, ceux qui avaient de grosses difficultés. Alors on dit « perf » pour signaler à quelqu’un qu’il est un peu con quand même...

    Voilà, Mme Burlaud et moi, on était pas tout à fait sur la même longueur d’onde. Cela dit, je sais que c’est grâce à ça que j’ai réussi à aller mieux. Je nie pas qu’elle m’a aidée énormément. Tiens, je lui ai même dit merci à Mme Burlaud. Un vrai merci.
    Mais elle, en partant, elle m’a dit quelque chose qui m’a fait bizarre : « Courage. » J’avais l’habitude d’entendre : « À lundi prochain ! » Mais là, elle m’a dit : « Courage. » Ça m’a fait la même chose que la première fois que j’ai fait du vélo à deux roues.

    Une fois, Youssef m’avait prêté son vélo. Il m’avait dit qu’il me pousserait pendant que je pédalerais, et à un moment, alors que je m’y attendais pas, il m’a dit : « J’ai lâché ! » Sa voix, elle était lointaine. Il m’avait lâchée depuis longtemps. Et je continuais à pédaler. Le « courage » de Mme Burlaud, il m’a fait le même effet que le « j’ai lâché ! » de Youssef. Ça y est, elle m’a lâchée.

    En sortant, je me suis sentie un peu comme dans l’avant-dernière scène d’un film, quand les héros ont à peu près résolu le problème et qu’il est temps de construire la conclusion. Sauf que moi, la mienne de conclusion, elle sera plus longue et plus dure que celle de Jurassic Park.
    Par exemple, je sais toujours pas ce que je veux faire pour de vrai. Parce que la coiffure, disons que c’est un truc en attendant. Un peu comme Christian Morin. Il a fait « La Roue de la fortune » pendant des années, mais sa vraie voie, c’était la clarinette...

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[dimanche 17 octobre 2004]
HIER, j’ai reçu une visite inattendue. Nabil le nul est venu chez moi pendant que Maman était sortie. J’ai ouvert la porte. Il était là, appuyé sur le mur, parfumé et rasé. Il a enlevé sa casquette, m’a souri et a dit :
    – Salut, ça va ?

    Je suis restée un quart de siècle à l’observer sans rien dire, aussi surprise que les types qui gagnent au tirage au sort annuel de Casino Magasins. Puis, au bout d’un petit moment de réflexion, j’ai pensé que je pouvais le faire entrer. On est allés s’asseoir et on a discuté. De ses vacances à Djerba, du dernier livre qu’il a lu, de son année de terminale... Il m’a expliqué qu’il avait passé son bac l’an dernier mais qu’il ne l’avait pas eu. Évidemment, pour sa mère, ça a été un vrai cauchemar, bien plus que pour lui. Cette ***** (encore de l’ autocensure), elle lui a dit qu’il passait trop de temps chez moi, et qu’il m’aidait trop souvent, soi-disant ça l’a empêché de faire son propre boulot et de réviser ses examens. C’est de ma faute maintenant ?

    Ouais, on a vraiment discuté de tout. Même de… du truc qui me faisait un peu honte quand même. Ce que vous savez.

   Nabil m’a dit qu’il était désolé de m’avoir embrassée par surprise et qu’il espérait que ça m’avait pas trop embêtée. J’ai dit non. Alors, il a recommencé. Sauf que cette fois-ci c’était mieux, plus maîtrisé. Il a dû s’entraîner dans son club de vacances à Djerba avec une Allemande de dix-sept ans, venue faire du tourisme avec ses parents journalistes dans la presse à scandale bavaroise. Elle devait être blonde aux yeux verts, s’appeler Petra et avoir de très gros seins.

    En tout cas, après, il s’est pas sauvé. On a regardé la télé lui et moi et on a continué à parler. Il me caressait même les cheveux (heureusement, j’avais pas mis de Zit Zitoun cette fois-ci). Je lui ai raconté plein de choses sur moi, ma famille et encore d’autres trucs qu’il savait pas... Je lui ai parlé d’Hamoudi, des souvenirs des poèmes de Rimbaud qu’il me récitait dans le hall 32 et Nabil, là il m’a surprise encore une fois. Il se met à me réciter par cœur « Les Étrennes des orphelins » et il s’arrêtait pas aussi souvent qu’Hamoudi, lui, il bombardait dans le poème. C’était beau. Sauf à la fin, il a un peu tout gâché parce qu’il m’a regardée avec son sourire en coin et il a dit : « Ça t’impressionne, hein ? » J’ai dit non, alors il a rigolé. Voilà, je suis réconciliée avec Nabil et je crois aussi que... je l’aime bien. Mercredi, il doit même m’emmener au cinéma. Je suis trop contente. La dernière fois que j’y suis allée, c’était avec l’école pour voir Le Roi Lion.