Lecture #2A

[jeudi 20 novembre 2003]

   … L' avenir ça nous inquiète mais ça devrait pas, parce que si ça se trouve, on en a même pas. On peut mourir dans dix jours, demain ou tout à l’heure, là, juste après.

   …La dernière fois que nous sommes retournées au Maroc, j’étais égarée. Je me souviens des vieilles tatouées qui venaient s’asseoir à côté de Maman pendant les mariages, baptêmes ou circoncisions.
   – Tu sais, Yasmina, ta fille devient une femme, il faudrait que tu penses à lui trouver un garçon de bonne famille. Tu connais Rachid ? Le jeune homme qui fait de la soudure...

   Bande de vieilles connes. Moi je le connais celui-là ! Tout le monde l’appelle « Rachid l’ âne bâté ». Même les petits de six ans se foutent de sa gueule. En plus, il lui manque quatre dents, il sait même pas lire, il louche et il sent la pisse. Là-bas, il suffit que tu aies deux petites excroissances sur la poitrine en guise de seins, que tu saches te taire quand on te le demande, faire cuire du pain et c’est bon, t’es bonne à marier. Maintenant de toute façon, je crois qu’on retournera plus jamais au Maroc. Déjà, on a plus les moyens et ma mère dit que ce serait une trop grande humiliation pour elle. On la montrerait du doigt. Elle croit que c’est de sa faute ce qui est arrivé. Pour moi, il y a deux responsables dans cette histoire : mon père et le destin.

    J’y pense à la mort des fois. Ça m’arrive même d’en rêver. Une nuit, j’assistais à mon enterrement. Y avait presque personne. Mon père, il était pas là. Il devait s’occuper de sa paysanne enceinte de son futur Momo pendant que moi, et ben j’étais morte. C’est dégueulasse. Son fils, je suis sûre qu’il sera bête, encore plus bête que Rachid le soudeur. J’espère même qu’il va boiter, qu’il aura des problèmes de vue et qu’à la puberté, il aura plein d’acné. De toute façon, ce sera un raté, c’est sûr. Dans cette famille, la connerie, ça se transmet de père en fils. À seize ans, il vendra des pommes de terre et des navets sur le marché. Et sur le chemin du retour, sur son âne noir, il se dira : « Je suis un type glamour. »

   Plus tard, moi, je voudrais travailler dans un truc glamour, mais je sais pas où exactement... Le problème, c’est qu’en cours, je suis nulle. Je touche la moyenne juste en arts plastiques. C’est déjà ça mais je crois que pour mon avenir, coller des feuilles mortes sur du papier, ça va pas trop m’aider. En tout cas, j’ai pas envie de me retrouver derrière la caisse d’un fast-food, obligée de sourire tout le temps en demandant aux clients : « Quelle boisson ? Menu normal ou maxi ? Sur place ou à emporter ? Pour ou contre l’ avortement ? » Et de me faire engueuler par mon responsable si je mets trop de frites à un client parce qu’il m’aurait souri... C’est vrai, ça aurait pu être l’homme de ma vie celui-là. Je lui aurais fait une réduction sur son menu, il m’aurait emmenée à Hippopotamus, m’aurait demandée en mariage, et on aurait vécu heureux dans son sublime F5.