Lecture #2B
[vendredi 28 novembre 2003]
ON A REÇU des coupons de la
CAF. Ça tombe bien, je serai pas obligée d’aller au
Secours populaire
du centre-ville, c’est
trop l’affiche. Une fois, avec ma mère, on a
croisé Nacéra la
sorcière à côté de l’entrée. C’est une dame qu’on connaît depuis longtemps. Maman
lui emprunte de l’argent quand on est vraiment
en galère. Je la déteste. Elle se souvient qu’on lui doit du
flouse
que dans les moments où il y a
grave du monde, tout ça pour
foutre la honte à ma mère. Donc on croise Nacéra la sorcière à l’entrée du Secours populaire. Maman était très
mal à l’aise mais
l’autre, elle avait l’air
ravie.
– Alors, Yasmina, tu viens au Secours populaire pour...
récupérer ?
– Oui...
– Moi, je viens pour... donner !
– Dieu
te le rendra...
Pff... J’espère que Dieu lui rendra rien du tout
à part sa
méchanceté de
vieille laide. Finalement, on est rentrées à la maison sans rien récupérer, parce que Maman voulait pas choisir les vêtements de la sorcière
sans le faire exprès. Ça lui donnerait encore une raison d’ouvrir sa grande bouche,
genre « mais c’est ma jupe que tu portes ». J’étais fière de ma mère. C’est ça la dignité, le genre de
trucs qu’on t’apprend pas à l’école.
En parlant d’école, j’ai un
devoir à rendre en éducation civique sur la notion de respect…. Qu’est-ce que je pourrais dire sur la notion de respect ? De toute façon, les profs, ils
s’en foutent des devoirs. Je suis sûre qu’ils les lisent pas. Ils te mettent une note
au pif, rangent les copies et vont se réinstaller sur le
canapé en cuir, entre leurs deux gosses, Paméla, dix ans, qui joue à Barbie lave-vaisselle, et Brandon, douze ans, en train de manger ses
crottes de nez. Sans oublier
Marie-Hélène qui vient de commander le repas chez le
traiteur parce qu’elle
avait la flemme de préparer le dîner et qui lit un article sur l’épilation à la
cire dans Femme actuelle. Voilà, ça c’est irrespectueux par exemple. L’épilation à la cire ça
fait mal, et faire mal, c’est manquer de respect.
De toute façon, je veux arrêter. J’en
ai marre de l’école. Je me
fais chier et je parle avec personne. En tout,
y a que deux personnes à qui je peux parler pour de vrai. Mme Burlaud et Hamoudi, un des
grands de la
cité. Il doit avoir
environ vingt-huit ans, il
traîne toute la journée dans les
halls du quartier et, comme il me dit souvent, il m’a connue alors que j’étais « pas plus haute qu’une
barrette de shit».
Hamoudi, il passe son temps à fumer des
pétards. Il est tout le temps déconnecté et je crois que c’est pour ça que je l’aime bien. Tous les deux, on n’aime pas notre réalité. Parfois quand je reviens des
courses, il m’arrête dans le hall pour discuter. Il me dit « juste cinq minutes... », et on reste une heure ou deux à parler. Enfin, surtout lui. Souvent, il me récite des poèmes d’Arthur Rimbaud. Du moins le peu qu’il se rappelle, parce que le shit, ça
te bouffe la mémoire. Mais quand il me les dit avec son accent et sa
gestuelle de racaille, même si je comprends
pas grand-chose au texte, je trouve ça beau.
C’est trop dommage qu’il ait pas continué l’école. C’est à cause de la prison. Il m’a raconté qu’il
s’était fait embarquer dans une histoire par des
potes mais il veut pas me dire quoi – « c’est pas de ton âge ». Quand il est ressorti, il a
tout lâché alors qu’il était loin dans les études. Au moins jusqu’au bac. Alors, quand je vois les policiers qui
fouillent Hamoudi près du hall, quand je les entends
le traiter de « p’tit
con », de «
déchet », je me dis que ces
types, ils connaissent rien à la poésie. Si Hamoudi était un peu plus vieux, j’aurais bien aimé que ce soit mon père. Quand il a appris ce qui nous est arrivé, il m’a parlé longtemps. En roulant un
énième joint, il m’a dit : « La famille, c’est ce qu’il y a de plus sacré. » Il sait de quoi il parle : il a huit frères et sœurs et ils sont presque tous mariés. Mais Hamoudi, il dit qu’il
s’en fout du mariage, que ça
sert à rien, que c’est une contrainte de plus, comme si on en avait déjà pas assez comme ça. Il a raison. Sauf que moi, j’ai plus de famille, on est plus qu’une demi-famille maintenant.