Lecture #5A

[mercredi 9 juin 2004]

L’AUTRE SOIR, ce gros nul de Nabil est venu m’aider à faire mon devoir d’éducation civique. Le sujet ressemblait à un titre de reportage d’« Envoyé spécial » : « L’ abstention, pourquoi ? »

    Avec Nabil le nul on en a discuté. Il pense par exemple qu’un mec de la cité du Paradis qui ne va plus à l’école depuis longtemps, qui n’arrive pas à trouver du boulot, dont les parents ne travaillent pas et qui partage sa chambre avec ses quatre petits frères, « qu’est-ce qu’il en a à foutre de voter » ? Il a raison Nabil. Le type doit déjà se battre pour survivre au quotidien, alors son devoir de citoyen... Si la situation s’améliorait pour lui, il pourrait avoir envie de se bouger et de voter. En plus, je vois pas très bien par qui il pourrait se sentir représenté. Eh ben voilà, c’est à ce type-là qu’il faut demander : « L’abstention, pourquoi ? » Pas à une classe de boutonneux de quinze ans.

    Je me dis que c’est peut-être pour ça que les cités sont laissées à l’abandon, parce que ici peu de gens votent. On est d’aucune utilité politique si on vote pas. Moi, à dix-huit ans, j’irai voter. Ici, on n’a jamais la parole. Alors quand on nous la donne, il faut la prendre.

    Bref, ce soir-là, Nabil, au lieu de partir dès qu’on a eu fini et de rentrer chez sa mère, il restait là, il parlait, tout en finissant le paquet de crackers qui était sur la table. Je croyais qu’ils allaient faire la semaine mes crackers, mais bon, tant pis... Quand enfin ce nullard s’est décidé à dégager, je l’ai raccompagné, et à la porte d’entrée, il a soudainement changé d’expression. Il a pris sa tête sérieuse, s’est avancé vers moi et m’a fait une bise sur la bouche. En vrai.

    Non seulement il bouffe tous mes crackers mais en plus, il ose m’embrasser sans me demander mon avis ! Le pire, c’est que, comme une mule, j’ai rien trouvé à dire. Je suis juste devenue toute rouge comme les poivrons que ma mère prépare en sauce et j’ai bafouillé un « salut ! » à peine audible en refermant la porte. Après ça, j’ai couru boire un grand verre de sirop de menthe et je me suis brossé les dents deux fois pour faire partir le goût de Nabil.

    Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Je pourrais peut-être essayer de faire croire à tout le monde qu’après une chute de vélo, j’ai perdu connaissance et me suis réveillée amnésique, que je ne me souviens plus de rien, mais alors de rien du tout... Le problème c’est que ça va pas être très crédible. Tout le monde sait que j’ai pas de vélo et pas les moyens de m’en acheter un. Ou alors je pourrais faire de la chirurgie esthétique et devenir quelqu’un d’autre pour qu’il ne me reconnaisse pas et qu’il ne recommence jamais à coller ses grosses lèvres gercées sur les miennes. Beurk.

    Ça ressemble vraiment pas à ce que j’avais imaginé pour mon premier baiser. Non, moi, je voyais plutôt ça dans un décor de rêve, au bord d’un lac, en forêt, au soleil couchant avec un super type qui ressemblerait un peu au mec qui joue dans la pub pour les vitamines, celui qui fait un demi-tour sur sa chaise, se met bien face à la caméra avec son sourire dentifrice et fait : « Si juvabien, c’est Juvamine ! » Le mec, il serait en train de m’expliquer comment on fait du feu avec une lime à ongles et un caillou quand, au milieu de notre entretien philosophique, on irait l’un vers l’autre, tout doucement, et on s’embrasserait, naturellement, comme si on le faisait depuis toujours. Bien sûr, quand j’imagine cette scène, moi, je suis bien coiffée, bien habillée et j’ai un peu plus de poitrine.

    L’histoire de la bouche de Nabil, personne n’est au courant. Trop l’affiche. Même pas Mme Burlaud et surtout pas Maman. Si elle apprend ça, elle me tue. Je lui en veux à Nabil de m’avoir volé mon premier baiser et d’avoir descendu mon paquet de biscuits salés, mais pas autant que je croyais que je lui en voudrais. Enfin, je me comprends.