Lecture #5B

[mercredi 16 juin 2004]

LUNDI, chez Mme Burlaud, on a fait un nouveau truc, comme un jeu. Elle me montrait des photos en grand format, elle les faisait défiler assez rapidement et moi je devais dire « j’aime » ou « j’aime pas ».

    La plupart du temps, comme ça allait vite, je répondais mécaniquement sans avoir eu le temps de réfléchir. Alors par exemple, je me suis retrouvée à dire « j’aime pas » pour la photo d’un petit bébé. Mme Burlaud, comme par hasard, elle s’est arrêtée sur cette photo-là. Comme si je l’avais pas vue venir, elle a commencé à me parler de mon supposé demi-petit frère. Inconsciemment, ce serait pour ça que j’ai dit : « J’aime pas. » Maintenant, avec Maman, on sait que c’est un garçon. Une voisine du Maroc nous a envoyé une lettre à la maison. Comme pour l’humilier encore plus, la lettre était en français. J’ai dû la lui lire.

    Mais sérieux, pourquoi chercher midi à quatorze heures ? J’ai dit à Mme Burlaud que ça n’avait rien à voir, c’était juste que ça allait trop vite et que j’avais pas bien regardé l’image. Je me suis trompée c’est tout... Et puis merde ! On est pas obligé d’aimer les bébés ! Un bébé, ça pleure sans arrêt, ça pue, ça bave, ça fait caca... Surtout que le bébé de la photo, il était trop vilain, il était en forme de croissant au beurre.

    Et puis, l’autre mouflet, c’est pas mon frère. C’est juste le fils de mon barbu de père. C’est pas pareil. Franchement, Mme Burlaud elle est relou quand elle fait celle qui a réponse à tout et qu’elle affiche son sourire satisfait comme Harrison Ford à la fin de tous les épisodes d’Indiana Jones. En ce moment, elle me dit sans arrêt que je grandis et que c’est normal que je me pose des questions. Je grandis... Putain, faut qu’elle change ses lunettes ! Ça fait un moment que je suis à un mètre soixante et que je bouge pas. Ou alors peut-être qu’elle voulait dire grandir dans ma tête. Ça devait être ça...

    Lila, pour mesurer Sarah, elle fait des marques au crayon noir sur la porte de sa chambre et inscrit les dates à côté. C’est marrant, ça fait plein de petits traits les uns au-dessus des autres. Quand elle sera plus grande, ça lui fera sûrement plaisir de revoir ça. En plus, chez Sarah, y a plein de photos d’elle depuis qu’elle est toute petite jusqu’à maintenant.

    Elle en a de la chance. J’ai aucune photo de moi jusqu’à l’âge de trois ans. Après, ce sont les photos d’école... Ça me rend triste de repenser à ça, j’ai l’impression de pas exister complètement. Je suis sûre que si j’avais eu un zizi, j’aurais une grosse pile d’albums photo.