Lecture #6A

[mardi 15 juin 2004]

C’EST déjà les grandes vacances. Cet après-midi, j’ai vu la famille Ali embarquer pour le Maroc. Ils ont une grande camionnette rouge et tous les ans, ils traversent la France et l’Espagne pour rejoindre le bled et y passer deux mois. Je les regardais depuis ma fenêtre. Ils ont mis au moins une heure à tout préparer. Les enfants étaient bien habillés. On lisait sur leur gueule la joie et l’excitation de partir. Je les enviais. En tout cas, ils ont emmené une tonne de bagages. Les trois quarts des sacs devaient être remplis de cadeaux pour la famille, les amis et les voisins. C’est toujours comme ça que ça se passe. La mère Ali a même emporté un aspirateur. Un Rowenta dernier modèle. Elle va en jeter avec ça là-bas.

    En plus, ils vont voir leur baraque terminée. À mon avis, s’ils se sont fait construire une maison au bled en bouffant du riz et des pâtes à tous les repas pour envoyer des sous aux maçons, et si la mère embarque un aspirateur avec elle, c’est qu’ils ont l’intention de s’y installer. Les enfants, ça a pas dû leur effleurer l’esprit. Mais les parents, eux, ils doivent y penser depuis le premier jour où ils sont arrivés en France. Depuis le jour où ils ont fait l’erreur de foutre les pieds dans ce putain de pays qu’ils croyaient devenir le leur.

    Certains espèrent toute leur vie retourner au pays. Mais beaucoup n’y reviennent qu’une fois dans le cercueil, expédiés par avion comme de la marchandise exportée. Évidemment, ils retrouvent leur terre, mais c’est sûrement pas au sens propre qu’ils voyaient la chose...

    Enfin, y en a quand même qui réussissent à retourner là-bas. Comme celui qui me servait de père avant. Sauf que lui il est parti sans les bagages.

    Parfois, j’essaie de m’imaginer ce que je serais si j’étais d’origine polonaise ou russe au lieu de marocaine... Je ferais peut-être du patinage artistique mais pas dans des concours locaux à deux sous où on gagne des médailles en chocolat et des tee-shirts. Non, du vrai patinage, celui des Jeux olympiques, avec les plus belles musiques classiques, des mecs venus du monde entier qui notent tes performances comme à l’école, et des stades entiers qui t’applaudissent même quand tu te vautres comme un steak. De toute façon, le plus important c’est de garder la classe. C’est vrai que le patinage, c’est vraiment trop fort, les robes avec plein de paillettes, de voiles et de couleurs... Le problème, c’est que les filles, à cause des tenues, on voit toujours leur culotte. Alors ma mère, ça lui plairait pas trop que je fasse du patinage artistique à la télé. Et puis, si j’étais russe, j’aurais un prénom super compliqué à prononcer et je serais sûrement blonde. Je sais, c’est des préjugés de merde. Ça doit exister des russes brunes avec des prénoms hyper simples à prononcer, tellement simples qu’on les appellerait rien que pour le plaisir de dire un prénom aussi facile. Et puis y a peut-être même carrément certaines Russes qui ont jamais enfilé de patins de leur vie.

    Bref, en attendant, tout le monde se casse et moi je vais rester au quartier pour surveiller la cité comme un chien de garde en attendant que les autres reviennent de vacances tout bronzés. Même Nabil a disparu. Peut-être que lui aussi est parti avec ses parents en Tunisie.

    En tout cas, comme l’école est terminée, il reviendra plus m’aider à faire mes devoirs ou rédiger mes dissertations. De toute façon, des dissertations, j’en ferais plus jamais de ma vie, à part s’il y a des sujets sur les brushings et les bigoudis. Ah oui, je vous avais pas dit : au lycée, ils ne peuvent pas me faire redoubler parce qu’il n’y a pas assez de places pour tout le monde. Et dans ce « tout le monde », il y a moi. Alors ils m’ont trouvé une place à la dernière minute dans un lycée professionnel pas trop loin de la maison, en CAP coiffure. Hamoudi était très en colère quand je lui ai raconté. Il m’a dit qu’il allait les voir et se plaindre, contacter l’académie, gueuler après les administrations et d’autres trucs comme ça... Il a dit qu’ils ont pas le droit de décider à ma place. Je lui ai dit que de toute façon, je savais pas quoi faire et qu’on m’a jamais expliqué dans quoi il fallait que je m’oriente. Et puis, si ça se trouve, la coiffure, je vais adorer... C’est vrai ça, faire des permanentes à des très vieilles dames qui ont trois poils sur le caillou et qui paient une fortune pour l’entretien de leurs cheveux, ça va me plaire, je le sens...

    Y a une fille dans le quartier qui a fait un CAP coiffure. Comme elle a pas assez d’argent pour ouvrir son propre salon mais qu’elle veut quand même travailler à son compte, elle fait de la coiffure à domicile. Ça marche bien. Quand il y a des mariages dans le quartier, tout le monde l’appelle. Les filles se font faire des brushings, se font architirer les cheveux pour qu’on croie qu’elles les ont raides naturellement. Mais à la fête, au bout de deux ou trois danses, elles transpirent et quelques petites frisures les trahissent déjà...

    En parlant de mariage, il y en a un qui va bientôt y passer, c’est Aziz, notre fameux commerçant de Sidi Mohamed Market, l’épicier le plus radin de la Terre. Je suis un peu dégoûtée qu’il se marie, parce que ça veut dire qu’avec Maman, c’est cuit...

    Rachida, notre voisine qui est aussi la plus grosse commère que je connaisse, nous a dit qu’Aziz allait épouser une fille du Maroc. Je comprends pourquoi il y a autant de filles célibataires ici. Si maintenant les hommes commencent à se lancer dans l’import-export... C’est dommage que chez nous les mariages ne se passent pas comme aux États-Unis avec le prêtre qui dit la fameuse phrase : « Si quelqu’un s’oppose à cette union, qu’il parle maintenant ou qu’il se taise à jamais. » Là, il y a toujours un mec hyper courageux qui ose interrompre la cérémonie parce que ça fait huit ans qu’il est secrètement amoureux de la mariée. Alors, il lui annonce, et elle, la larme à l’œil, lui dit que c’est réciproque. Le marié qui est bon perdant –même s’il a un peu les boulesserre la main du mec hyper courageux et fait : « Sans rancune, vieux ! » Puis il lui prête le smoking qu’il a loué très cher pour l’occasion et le type courageux épouse la fille à la place du marié bon perdant.

    Pour le mariage d’Aziz, Maman pourrait faire la même chose. Elle dirait à Aziz que c’est le mec le plus romantique du quartier et qu’elle a des sentiments sincères envers lui depuis des années malgré son crâne chauve et ses ongles un peu crados. Faut que j’arrête de me faire des films. Je sais qu’elle fera jamais ça. En plus, y aura toute la cité au mariage d’Aziz et si Maman fait ça, c’est la honte. La « hchouma ». En plus, c’est même pas sûr qu’il nous invite. Il nous a tellement fait de crédits qu’on n’a jamais remboursés. De toute façon, on nous invite jamais nulle part. Bien longtemps après les fêtes les gens viennent voir Maman pour s’excuser de l’avoir oubliée. C’est pas grave. Maman et moi on s’en fout de pas faire partie de la jet-set.