Lecture #8A

[dimanche 29 août 2004]

DES NOUVELLES de Samra ont flotté dans la cité. Samra, c’est la prisonnière qu’habitait dans mon immeuble et que le frère et le père ont poussée à bout jusqu’à ce qu’elle se tire. On l’aurait aperçue, il y a quelques jours, pas trop loin, ou alors très loin, je sais plus. En tout cas, on dit qu’elle s’est enfuie de chez elle pour un garçon. Je me disais bien qu’elle devait avoir une excellente raison de s’être tirée du pénitencier. Il paraît qu’elle va bien et que ce mec elle l’a rencontré à La Grande Récré en décembre dernier. Elle a travaillé là-bas pendant les vacances. Son boulot, c’était d’ emballer les cadeaux de Noël. À force, elle devait avoir la technique et c’est ça qu’a dû plaire à son mec qui travaillait aussi là-bas. D’après ce que tout le monde dit, c’est un toubab, enfin un Blanc, un camembert, une aspirine quoi... Alors le frère de Samra, celui qui a un gant de boxe à la place du cerveau, il veut sa peau au pauvre mec, alors que le seul crime qu’il ait jamais commis c’est d’avoir donné un peu d’amour à sa sœur. À mon avis, ils ont dû déménager et s’installer plus loin pour qu’on leur fiche la paix. En planque, comme des fugitifs, coupables d’un truc normal. Parfois je me dis qu’il y a des gens qui doivent se battre pour toute chose. Même pour aimer c’est la lutte.

    Mais bon, maintenant elle est avec le mec qu’elle aime, loin du centre de détention qui lui servait de foyer, elle peut faire ce qu’elle veut. En gros elle est libre quoi. Enfin plus ou moins... Car il faudrait pas qu’il la largue. Si jamais au bout d’ un an d’union, il jette ses affaires sur le palier en lui criant : « Casse-toi de chez moi ! », elle aurait plus qu’à partir sans réagir, résignée, comme une bouffonne... Elle habiterait une chambre d’hôtel minable qu’elle réussirait à payer grâce à une partie de son salaire de repasseuse à La Farandole du linge. Et surtout, elle ne croirait plus en rien. Ni aux hommes, ni à l’amour.

    J’ai mes dents de sagesse qui poussent. Ça me fait hyper mal. Je vais être obligée d’aller voir Mme Atlan. Mme Atlan, c’est la dentiste du secteur. Avec elle, faut pas avoir peur. Elle est très sympa mais elle a dû apprendre son métier sur le terrain, pendant la guerre du Golfe ou les invasions turques, je sais pas. En tout cas, elle est plutôt brutale comme femme. Une fois, elle a failli m’arracher la mâchoire. J’essayais de hurler et de gesticuler sur le fauteuil pour qu’elle comprenne que je souffrais et elle, tranquille, elle continuait en disant :
    – T’es courageuse comme nana, allez, encaisse !

    Je me demande pourquoi on appelle ça des dents de sagesse... Plus ça pousse et plus t’apprends des trucs ? Moi, j’ai appris que ça fait mal d’apprendre.

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[lundi 6 septembre 2004]
LA, JE DOIS DIRE que je m’y attendais vraiment pas. C’est Sarah qui m’a tout raconté. Si elle avait pas eu quatre ans, je l’aurais jamais crue. Alors que j’étais en train de lire un des magazines de Lila, elle s’est plantée en face de moi, m’a regardée de son air « je sais un truc que toi tu sais pas... » et m’a dit :
    – Eh ben Maman, elle est amoureuse avec le grand qui a des dents abîmées.

    Lila et Hamoudi ! J’ai cru que j’allais faire une crise d’asthme. Comment ils ont pu me faire ça ?
    …En plus d’apprendre ça par Sarah... Non mais après, ça va être quoi ? Pourquoi Hamoudi ne m’a rien dit ? Il me prend encore pour une gamine ? Il croit peut-être que je comprends pas ce genre de trucs ?
    …Il a rien compris Hamoudi. Je suis plus une gamine.