Lecture #2C

[vendredi 19 décembre 2003]

VENDREDI. Maman et moi, on est invitées chez Tante Zohra pour manger son couscous. Tante Zohra, c’est pas ma vraie tante mais comme elle connaît Maman depuis très longtemps, je l’appelle comme ça, par habitude.

   Tante Zohra, elle a de grands yeux verts et elle rit tout le temps. Je l’aime beaucoup, parce que c’est une vraie femme. Une femme forte. Son mari, il est retraité des travaux publics et il a épousé une deuxième femme là-bas au pays, alors il reste six mois là-bas et six mois en France. C’est une mode ou quoi ? Tous, ils décident de se refaire une vie à l’âge de la retraite et d’épouser une femme plus fraîche. La différence, c’est que le mari de Tante Zohra il a su tempérer. Il fait du mi-temps...

   Elle, on dirait que ça la dérange pas de voir son mari six mois sur douze. Elle dit qu’elle est tranquille sans lui, qu’elle peut s’amuser. Et puis, elle a dit à Maman en riant qu’un homme de cet âge-là, ça lui sert plus à rien. J’ai pas trop bien compris au début. Ensuite, j’ai imaginé.

   Je suis restée un peu avec les fils de Tante Zohra, Réda, Hamza et Youssef. Ils ont passé presque tout leur temps à jouer à la console. C’étaient des jeux comme on voit dans les reportages sur « les enfants et la violence ». Le principe c’était de faire des records de vitesse en voiture en renversant le maximum de piétons possible, t’avais des bonus de points si c’étaient des enfants ou des vieilles dames... Les garçons, je les connais depuis toute petite mais je parle plus beaucoup maintenant. Alors c’était un peu tendu, on savait pas trop quoi se dire.

   Un moment, j’ai entendu des bouts de conversation entre Maman et Tante Zohra sur mon père. Maman lui disait qu’il ira pas au paradis pour ce qu’il a fait à sa fille. À mon avis, il ira pas non plus pour ce qu’il a fait à Maman. Le videur du paradis, il le laissera pas entrer. Il va le dégager direct. Et puis ça m’ énerve qu’on reparle encore de lui. Il est plus là maintenant. On a qu’à l’oublier c’est tout.

   À la fin de la journée, Youssef nous a ramenées en voiture. Il a mis du rap et personne n’a dit un seul mot de tout le trajet. Je voyais que Maman était pensive. Elle avait la tête tournée vers la vitre, elle regardait dans le vide.

   Youssef, il conduit vite, il est grand et il est très beau. Quand on était petits, on était dans la même école primaire, il me défendait tout le temps parce que j’avais pas de frère et que lui, c’était un « grand de CM2 »….

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[mardi 30 décembre 2003]

   …Notre assistante sociale de la mairie, elle se fait pas prier pour raconter sa vie. J’ai appris par Maman qu’elle allait se marier. Je me demande pourquoi elle a eu besoin de lui raconter ça. Nous, on s’en claque qu’elle se marie. C’est bon, elle a de la chance, on a compris, pas la peine d’en faire tout un cake. D’un autre côté, ça lui donnera une raison pour sourire tout le temps. Ça m’énervera moins. Au moins, il se passe des choses dans sa vie. Alors que pour moi c’est kif-kif demain.

   Eh ben voilà, si ça se trouve, je dis ça par jalousie. Quand j’étais petite, je coupais les cheveux des Barbie parce qu’elles étaient blondes, et je leur coupais aussi les seins parce que j’en avais pas. En plus, c’étaient même pas de vraies Barbie. C’étaient des poupées de pauvres que ma mère m’achetait à Giga Store. Des poupées toutes nazes. Tu jouais avec deux jours, elles devenaient mutilées de guerre. Même leur prénom, c’était de la merde : Françoise. C’est pas un prénom pour faire rêver les petites filles, ça ! Françoise, c’est la poupée des petites filles qui rêvent pas.

   Quand j’étais plus jeune, je rêvais d’épouser le type qui ferait passer tous les autres pour des gros nazes. Les mecs normaux, ceux qui mettent deux mois à monter une étagère en kit ou à faire un puzzle vingt-cinq pièces marqué « dès cinq ans » sur la boîte, j’en voulais pas. Je me voyais plutôt avec MacGyver. Un type qui peut te déboucher les chiottes avec une canette de Coca, réparer la télé avec un stylo Bic et te faire un brushing rien qu’avec son souffle. Un vrai couteau suisse humain.

   J’imagine un super mariage, une cérémonie de ouf, une robe blanche avec plein de dentelle partout, un beau voile et une longue traîne d’au moins quinze mètres. Y aurait des fleurs et des bougies blanches. Mon témoin, ce serait Hamoudi, et les demoiselles d’honneur, les trois petites sœurs ivoiriennes qui jouent à la corde à sauter en bas de l’immeuble.

   Le problème, c’est que celui qui doit me conduire à l’ autel, c’est censé être mon connard de paternel. Mais comme il sera pas là, on sera obligés de tout annuler. Les invités reprendront tous leurs cadeaux de mariage et piqueront dans le buffet pour rapporter chez eux. Rien à foutre, de toute façon, avant de penser au mariage, faut d’abord trouver le mari.

   La chance de notre génération, c’est qu’on peut choisir qui on va aimer toute sa vie. Ou toute l’année. Ça dépend des couples.… Dans le feuilleton Les Feux de l’amour, ils se sont tous mariés entre eux au moins une fois, si ce n’est deux. C’est des histoires de ouf et ma mère elle suit leurs embrouilles depuis 1989. Les daronnes de la cité, elles sont toutes à fond dedans. Elles se retrouvent au square pour se raconter les épisodes que certaines ont loupés. Pire que l’ époque honteuse des boys bands dont on était toutes fanatiques. Je me rappelle qu’une copine m’avait donné un poster de Filip des 2 Be 3 qu’elle avait découpé dans un magazine. Toute contente, je l’avais accroché sur le mur de ma chambre. Sur la photo, Filip, il était trop beau, il avait les dents ultrablanches, limite transparentes, et il était torse nu avec des tablettes de chocolat de dessins animés. Le soir, mon père est entré dans ma chambre. Il s’est mis dans tous ses états et a commencé à arracher le poster en criant : « Je veux pas de ça chez moi, y a le chétane dedans, c’est Satan ! » C’est pas comme ça que je l’imaginais le diable mais bon... Sur le mur vide il restait juste un tout petit morceau de poster avec le téton gauche de Filip.