Lecture #9B
[jeudi 23 septembre 2004]
J’ARRIVE au lycée Louis-Blanc, et là, je me retrouve au milieu d’une trentaine de
poufiasses
décolorées, permanentées, et
liberté, égalité, fraternité. Ça ressemblait pas à une
rentrée des classes. J’avais l’impression d’attendre pour un casting. Ils étaient tous
archibranchés, « fashion », comme ils disent à la télé. Alors moi, avec mon
khôl autour des yeux et mon jean contrefaçon, je me sentais pas tout à fait
dedans.
Ensuite, on nous a appelés pour
monter dans les classes par groupes. Notre professeur principal, c’est une femme. Elle s’appelle Agnès Bernard mais rien à voir avec
Agnès B. C’est une jeune prof d’une trentaine d’années
à peine, blonde, qui parle avec un
cheveu sur la langue et s’habille un peu comme tout le monde.
Ouais, elle est
commune. Heureusement qu’elle
zozote sinon elle serait pas du tout
originale la pauvre. Elle nous a expliqué en quoi consistait la formation de ce CAP coiffure et ce qu’on allait
foutre toute l’année. « Technologie des produits :
réglementation des produits d’hygiène corporelle,
matières premières utilisées dans les produits
capillaires... Technologie des matériels : appareils pour le
séchage et la mise en forme des cheveux,
outils et instruments de coupe, accessoires de mise en forme... Techniques professionnelles bien sûr : shampooing, décoloration, coloration, permanente, séchage, coiffage... » Du chinois. Du
noich. Mais
qu’est-ce que je suis allée foutre dans ce truc ?
Quand je suis rentrée à la maison, j’étais devenue dépressive. J’aime pas
m’effondrer mais là je pouvais plus me retenir.
À peine j’ai
franchi la porte d’entrée du F2 que je
me suis mise à chialer,
limite si j’ai pas déclenché un état d’
urgence inondation dans l’
immeuble. Heureusement que Maman n’était pas là. Je la connais, elle aurait
chialé elle aussi sans même savoir pourquoi je chialais.
✺ ✺ ✺ ✺ ✺
[dimanche 3 octobre 2004]
ÇA Y EST. J’
ai eu seize ans. Seize printemps, comme ils disent dans les films. Personne ne s’en est rappelé. Même pas Maman. Cette année, on m’a pas souhaité mon anniversaire. L’année passée non plus
d’ailleurs... Ah si. L’an dernier, j’ai reçu un bon de commande
Agnès B. avec un cadeau exceptionnel si je renvoyais le coupon
dans les dix jours : « Agnès B. vous souhaite un joyeux anniversaire. » Mais cette année, j’ai rien reçu. Agnès B., elle
tape la haine. Elle a de la
rancune parce que je lui ai pas renvoyé son coupon
de merde la dernière fois.
Bouffonne. Je
m’en fous. De toute façon, leurs cadeaux sont toujours plus gros en photo qu’en vrai.
Si personne n’a pensé à mon anniversaire cette année,
tant pis.
Et puis franchement, je comprends. Je suis pas quelqu’un d’extraordinaire. Il y a des gens, tout le monde se rappelle leur fête. Y en a même c’est marqué à l’
éphéméride dans le journal. Mais moi, je suis personne. Et je
sais pas faire grand-chose. Enfin
si, je sais faire quelques
trucs, mais rien de rare quoi : faire craquer les
os de mes
doigts de pied, faire couler un filet de salive de ma bouche et le remonter, faire l’accent italien devant le miroir de la salle de bains le matin... Ouais, je
me débrouille pas trop mal quand même. Mais si j’étais un garçon, ce serait peut-être différent... Ce serait même sûrement différent.
Déjà, mon père serait encore là. Il ne serait pas reparti au Maroc. Ensuite à Noël 1994, j’aurais sûrement eu les
rollers alignés Fisher Price et par la même occasion une réponse à la lettre que j’avais envoyée au Père Noël.
Ouais, tout se serait mieux passé si j’avais été un
mec. J’aurais eu plein de photos de moi
étant gosse, comme la petite Sarah. Mon père m’aurait appris à
chiquer du tabac. Il m’aurait raconté pas mal d’histoires
salaces qu’il aurait entendues sur les
chantiers et puis même que de temps en temps, il m’aurait mis des petites
tapes sur l’épaule en signe de complicité,
genre « t’es un bon
gars toi ! ». Ouais, ouais. Je me serais même amusée à me
gratter souvent entre les jambes pour affirmer ma virilité. J’aurais bien aimé être un garçon. Mais bon, il se trouve que je suis une fille.
Une gonzesse. Une
nana. Une
meuf quoi. Je finirai bien par
m’y habituer.