Lecture #7C

[lundi 23 août 2004]

Lila et Sarah sont revenues de Toulouse, elles m’ont acheté des gâteaux. Il y a sans doute aucun rapport entre Toulouse et les gâteaux mais c’est une gentille attention je trouve. Lila m’a raconté comment c’était chez sa sœur là-bas. Et puis elle a beaucoup parlé d’elle, comment sa vie était avant d’arriver à la cité du Paradis, avec le père de Sarah et tout ça...

    Lila est d’origine algérienne, comme Tante Zohra. Elle est partie très tôt de sa famille pour vivre comme elle avait envie, comme dans les romans qu’elle lisait à seize ans. Avec le père de Sarah, ils se sont rencontrés très jeunes, et sont tout de suite tombés amoureux. Leur histoire commençait comme dans les films du dimanche après-midi, avec des « je t’aime » tous les dix mètres et des balades interminables par des belles journées de juillet...

    Le problème c’est que les deux familles étaient contre cette union. Dans la famille du père de Sarah, ils sont bretons depuis au moins... je sais pas moi... dix-huit générations, alors que chez Lila, c’est tendance famille algérienne traditionnelle soucieuse de préserver les coutumes et la religion. Donc eux, ils étaient fâchés d’avance et puis la famille de son ex-mari, ils ont du mal avec le bronzage. Tous les deux, ils ont quand même décidé de se marier, alors que déjà à ce moment-là, le couple partait un peu en vrille. Lila dit qu’ avec le recul, elle se rend bien compte qu’ils ont fait ça par rébellion plus que par amour. Le jour du mariage reste d’ailleurs un putain de mauvais souvenir. Une ambiance de mort, presque aucun invité de son côté, et comme par hasard, beaucoup de porc au repas préparé par le beau-père. Limite s’il en aurait pas mis dans la pièce montée juste pour déconner. Ça le faisait mourir de rire ces blagues bien lourdes sur la religion. À tous les repas de famille – enfin ceux où elle était invitée – il fallait qu’il sorte la blague athée de huit heures moins le quart. Déjà que Lila elle se sentait pas à sa place...

    Et puis un jour, elle en a eu marre, des blagues du beau-père, du saucisson sec à l’ apéro et de son mari chômeur attitré qui passait son temps enfoncé dans le canapé à mater des rediffusions à la télé en buvant une bière qui porte comme nom une date du milieu du XVIIe siècle. Alors elle a demandé le divorce et ça a pas été facile. Aujourd’hui, elle élève sa fille toute seule mais elle espère encore rencontrer quelqu’un qui lui « correspond » vraiment. Ça m’a fait penser à un article sur les mères célibataires que j’avais lu dans un magazine qui traînait sur la table basse chez le médecin. En tout cas, j’ai compris que derrière ses apparences de caissière de supermarché qui découpe des articles tendance dans Femme actuelle, Lila, c’est une grande rêveuse.

    Et puis après tout, ce que disent les magazines féminins sur l’homme idéal c’est peut-être fondé. Y a des articles de trois pages qui t’expliquent que le mec bien, enfin celui qu’il te faut, il est jamais très loin, mais que souvent on s’en rend pas compte tout de suite. Ensuite, y a le témoignage de Simone, trente-neuf ans, qui explique que son ancien voisin de palier, Raymond, est tombé amoureux d’elle le premier jour. Elle, au début, elle le regardait même pas, mais aujourd’hui c’est l’homme de sa vie. Ils sont mariés et ont deux enfants. C’est ça l’histoire. Ils sont heureux parce qu’ils ont une vie normale et ressemblent aux Bidochon.

    Si ça se trouve, l’homme idéal que je regarde même pas et avec qui j’aurai deux enfants plus tard, c’est Nabil... Avant, je me foutais de sa gueule, je disais que ce mec était une tache et d’autres trucs comme ça. Mais si j’analyse la situation, je vois qu’il m’a aidée pendant des mois en échange de rien, et surtout qu’il a été très courageux d’ oser m’embrasser par surprise en prenant le risque de recevoir un coup de genou là où ça fait mal. Je suis sûre que si je demandais son avis à Mme Burlaud, elle me dirait de laisser une chance à Nabil. C’est vrai qu’il est pas si nul que ça au fond. C’est même un brave type. Et puis, l’acné, ça dure pas toute la vie.

    À son retour de vacances, je lui parlerai pour de vrai. Je ferai pas l’autiste comme je fais avec tout le monde pour me défendre. Si ça se trouve, j’aurai même pas besoin de lui parler. Ça va se passer comme dans les films d’amour où les héros se parlent pas puisqu’ils se comprennent direct. J’espère que ça va faire pareil pour Nabil et moi. En tout cas ça m’arrangerait...

    J’en ai pas encore parlé à Maman mais je crois qu’elle aime bien Nabil parce que c’est un mec plein d’ambition. Il veut carrément participer au « Bigdil » et gagner la voiture. Ça c’est un truc que j’admire parce que moi, j’arrive pas à me projeter dans l’ avenir. Faudrait que j’adopte la technique Shérif : ça fait des années qu’il joue au tiercé et qu’il perd tout le temps, mais il continue. Il s’en fout. C’est peut-être ça la solution : garder toujours un petit espoir et ne plus avoir peur de perdre.