Lecture #4B

[lundi 24 mai 2004]

IL EST TOMBÉ. Il en a pris pour un an. Tante Zohra est dégoûtée de la vie. Elle a surtout très peur de son mari le vieux fou quand il va rentrer du pays le mois prochain. Réda et Hamza, ses deux autres fils, ils sont en chute libre à l’école et ils se battent avec les mecs de leur âge au quartier parce qu’ils se font souvent traiter de bâtards vu que leur père n’est pratiquement jamais là. Pour Youssef, c’est la case prison et même s’il s’est souvent moqué de moi, il méritait vraiment pas de perdre un an de sa vie aussi bêtement.

    C’est comme Hamoudi. Après la prison, il a fait de l’ intérim et plein de petits boulots de merde, aussi galères les uns que les autres. Il a jamais vraiment réussi à se rattraper depuis. Maintenant, il vit du deal et peut pas mener une vie normale. La retraite et la Sécu spécial dealer, ça existe pas encore. En tout cas, j’aurais jamais imaginé que ça puisse arriver à Youssef. Une voyante me l’aurait dit il y a quelques mois, je l’aurais pas crue.

    Ma mère m’a raconté qu’au pays, quand elle était encore chez ses parents, sa tante et une voisine l’ont emmenée chez une voyante. Tout le monde s’inquiétait parce que Maman refusait de se marier. La voyante lui avait dit que l’homme qui lui était destiné allait venir la chercher de l’autre côté de la mer et que c’était un homme qui travaillait la terre et la pierre. En fait, c’était juste mon père. C’est vrai : il est venu la chercher de l’autre côté de la mer, de France ; et en bateau parce que ça coûtait moins cher que l’avion. C’est vrai aussi qu’il travaillait avec la terre et la pierre puisque, à l’époque, il était dans le BTP, bâtiment travaux publics. Sauf que la voyante, elle a un peu oublié de lui raconter comment ça allait se finir. Ces gens-là te disent que ce que tu veux entendre.…

    Maman a commencé sa nouvelle formation. Ça lui plaît bien à ce qu’ elle me raconte. Elle a même déjà sympathisé avec deux autres femmes : une Marocaine de Tanger et une grand-mère normande qui s’appelle « Jéquiline ». J’ai supposé que c’était Jacqueline, la formatrice. Je me rends compte que ma mère est quelqu’un de sociable, contrairement à moi. Quand j’étais petite et que Maman m’emmenait au bac à sable, aucun enfant ne voulait jouer avec moi. J’appelais ça « le bac à sable des Français », parce qu’il se trouvait au cœur de la zone pavillonnaire et qu’il y avait surtout des familles d’origine française qui y habitaient. Une fois, ils faisaient tous une ronde et ils ont refusé de me donner la main parce que c’était le lendemain de l’aïd, la fête du Mouton, et que Maman m’avait mis du henné sur la paume de la main droite. Ces petites têtes à claques croyaient que j’étais sale.

    Ils n’avaient rien compris à la mixité sociale et au mélange des cultures. En même temps, c’est pas vraiment de leur faute. Il y a quand même une séparation bien marquée entre la cité du Paradis où j’habite et la zone pavillonnaire Rousseau. Des grillages immenses qui sentent la rouille tellement ils sont vieux et un mur de pierre tout le long. Pire que la ligne Maginot ou le mur de Berlin. Sur la façade du côté de la cité, y a plein de tags, des dessins et des affiches de concerts et soirées orientales diverses, des graffitis à la gloire de Saddam Hussein ou de Che Guevara, des marques de patriotisme, « Viva Tunisia », « Sénégal représente », et même des phrases extraites de chansons de rap à coloration philosophique. Mais moi, ce que je préfère sur le mur, c’est un vieux dessin qui est là depuis longtemps, bien avant l’ascension du rap ou le début de la guerre en Irak. Il représente un ange menotté avec une croix rouge sur la bouche.