Lecture #3B
[samedi 13 mars 2004]
HIER, en allant payer le
loyer à la place de Maman, la femme du
gardien – celle qui est allée chez le coiffeur en 1974 faire une permanente qui
tient encore aujourd’hui – m’a parlé d’une nouvelle
locataire dans le quartier qui cherchait quelqu’un pour
garder sa fille. Elle m’a dit que si ça m’intéressait, je pouvais aller la voir pour lui proposer mes services.
– Ça te dit pas de gagner un peu de
sous ?
J’ai trouvé ça gentil qu’elle pense à moi, c’est vrai ça, elle aurait pu proposer ça à n’importe quelle fille du quartier mais non, elle a pensé à moi. Je
retire tout ce que j’ai dit sur elle, sa permanente et tout le reste...
– Comme ça tu pourras t’habiller comme les autres jeunes de ton âge,
hein ?
Sur le moment, j’ai pas vraiment su comment le prendre. Ça
a failli me déclencher un saignement de nez. Même le fossile qui
me sert de concierge se fout de ma gueule. Si j’avais voulu, j’
aurais pu lui renvoyer sa réflexion dans les dents. Mais j’ai juste répondu comme une
bouffonne :
– Oui, merci, j’irai, allez au revoir !
– Attends,
il te manque six centimes, je peux pas
tamponner ta quittance.
Vieille quiche. Je me disais que quand même, ça serait
mortel que je puisse gagner un peu de sous. Il ne me manquera plus jamais six centimes pour payer le loyer.
La dame qui cherchait quelqu’un pour garder sa fille, elle s’appelle Lila et elle a trente ans. Je sais pas pourquoi mais je l’imaginais plus vieille. Je me disais qu’elle devait travailler aux Galeries Lafayette et que dans son
congélateur, il y avait plein de
surgelés. En fait, elle est
caissière au Continent de Bondy et elle
fait la cuisine. Elle porte un petit
trait fin et régulier d’eye-liner sur les
paupières, a de jolis cheveux bruns
qui rebiquent, un beau sourire et l’accent du Sud parce qu’elle a
grandi à Marseille. Et puis elle lit tout
un tas de magazines féminins avec des tests un peu
bidon
style « Êtes-vous possessive ? » ou « Quelle séductrice êtes-vous ? ».
On s’est vues à peine une demi-heure. Elle m’a posé quelques questions puis m’a dit que, de toute façon, c’était écrit sur ma tête que j’étais quelqu’un de bien. Alors elle m’a présenté sa fille, Sarah. Elle a que quatre ans mais elle a l’air
éveillée, intelligente et très
craquante, alors que moi d’habitude les
gosses...
Lila est séparée du père de Sarah depuis
peu. C’est pour ça qu’elle est venue habiter le quartier. Elle m’a
à peu près raconté comment ça s’est passé. Ses yeux étaient pleins d’
amertume. Il
a dû tout lui prendre. Même les
compils de Daniel Guichard et de Frank Michaël qu’étaient dans le tiroir de sa
commode.
– Si je te paie trois euros de l’heure tu crois que ça va ?
Elle avait dit ça
d’un coup, sans que je
m’y attende. En fait, elle était confuse parce qu’elle trouvait que c’était pas beaucoup trois euros, mais c’était tout ce qu’elle pouvait pour l’instant. Elle
se rendait pas tout à fait compte que pour moi, trois euros de l’heure, c’est une vraie fortune. Alors j’ai juste dit :
– Oui ça va. Merci.
Et c’était un vrai merci, celui que tu dis quand tu le penses pour de vrai, quand t’es heureux et que t’as pratiquement les
larmes qui te
picotent au coin des yeux.
Je dois aller chercher Sarah au
centre de loisirs à 17 h 30 et la garder à la maison en attendant que Lila vienne la récupérer. Je suis contente de faire ça….
Quand j’ai annoncé à Maman que j’allais faire du baby-sitting, ça lui a pas fait plaisir. Elle m’a dit qu’elle était capable de nous faire vivre toute seule, qu’elle pouvait assurer... Elle avait presque envie de pleurer. À table, on s’est pas dit un mot. Là, c’était pas comme dans les films. Mais comme dans la vraie vie. Et même si à la fin elle m’a dit d’accord, je sentais que ça
lui foutait les boules.