Lecture #1C
[mercredi 12 novembre 2003]
DEPUIS QUE le vieux
s’est cassé, on a eu droit à un
défilé d’
assistantes sociales à la maison. La nouvelle, je
sais plus son nom. C’est un
truc du genre Dubois, Dupont, ou Dupré, bref un nom pour qu’on sache que tu viens de
quelque part. Je la trouve
conne et en plus, elle sourit tout le temps pour rien. Même quand c’est pas le moment. Cette
meuf, on dirait qu’elle a besoin d’être heureuse à la place des autres. Une fois, elle m’a demandé si je voulais qu’on devienne amies. Moi, comme une
crapule, je lui ai répondu qu’il y avait
pas moyen. Mais je crois que j’ai
gaffé parce que j’ai senti le regard de ma mère me
transpercer. Elle
devait avoir peur que la
mairie ne nous aide plus si je devenais pas
copine avec leur conne d’assistante.
Avant Mme
Dumachin, c’était un homme... Ouais, son prédécesseur, c’était un monsieur, un assistant de la mairie. Il ressemblait à Laurent Cabrol, celui qui présentait « La Nuit des héros » sur
TF1 le vendredi soir. C’est dommage que ce soit fini. Maintenant Laurent Cabrol, il est en bas à droite de la page 30 du TV Mag en tout petit, habillé en polo à
rayures jaunes et noires, en train de faire une
pub pour les
chauffages thermiques. Donc, l’assistant social c’était son
sosie. Tout le contraire de Mme
Dutruc. Il
plaisantait jamais, il souriait jamais et il s’habillait comme le professeur Tournesol dans Les Aventures de Tintin. Une fois, il a dit à ma mère qu’en dix ans de
métier, c’était la première fois qu’il voyait « des gens comme nous avec un enfant seulement par famille ». Il ne l’a pas dit mais il devait penser « Arabes ». Quand il venait à la maison, ça lui faisait exotique. Il regardait bizarre les
bibelots qui sont posés sur le
meuble, ceux que ma mère a rapportés du Maroc après son mariage. Et puis comme on marche en
babouches à la maison, quand il entrait dans l’appartement, il enlevait ses chaussures pour faire bien. Sauf que lui, il avait des pieds bioniques, son deuxième
doigt était au moins dix fois plus long que le
gros orteil. On dirait qu’il
faisait des doigts d’honneur à l’intérieur de ses chaussettes. Et puis il y avait l’odeur. Il jouait le type
compatissant mais c’était un
mytho. Rien du tout. Il
en avait rien à foutre de nous.
D’ailleurs, il a arrêté le travail d’assistant social. Il s’est installé à la campagne
à ce qu’il paraît.
Si ça se trouve, il s’est reconverti en maître
fromager. Il passe avec sa
camionnette
bleu ciel dans les petits villages de la bonne vieille France, le
dimanche après la messe, et vend du pain de
seigle, du roquefort tradition et du saucisson sec.
Mme
Duquelquechose, même si je la trouve conne, elle joue mieux son rôle d’assistante sociale de
quartier qui aide les pauvres. Elle
fait vraiment bien semblant d’
en avoir quelque chose à cirer de nos vies. Parfois, on y croirait presque. Elle me pose des questions avec sa voix
aiguë. L’autre jour, elle voulait savoir ce que j’avais lu comme livre dernièrement. Je lui ai juste fait un mouvement d’épaules pour qu’elle comprenne « rien ». En vrai, je viens de finir un
bouquin de Tahar Ben Jelloun qui s’appelle L’Enfant de
sable. Ça raconte l’histoire d’une petite fille qui a été élevée comme un petit garçon parce que c’était déjà la huitième de la famille et que le père voulait un fils. En plus, à l’époque où ça se passait,
y avait ni
échographie, ni contraception. C’était
ni repris, ni échangé.
Quel destin de merde. Le destin, c’est la misère parce que
t’y peux rien. Ça veut dire que
quoi que tu fasses, tu
te feras toujours couiller. Ma mère, elle dit que si mon père nous a abandonnées, c’est parce que c’était écrit. Chez nous, on appelle ça le
mektoub. C’est comme le scénario d’un film dont on est les acteurs. Le problème, c’est que notre scénariste à nous, il a aucun talent. Il sait pas raconter de belles histoires.